Présentation du réseau par Boris Pétric, directeur du Centre Norbert Elias, dans la lettre 56 (novembre 2018) de l’InSHS.

Chercheur au CNRS et directeur du Centre Norbert Elias (CNE, UMR 8562, CNRS / EHESS / AMU / Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse), Boris Pétric est anthropologue et réalisateur de films. Ses recherches s’inscrivent dans une réflexion sur les questions de souveraineté et de légitimité de nouveaux espaces politiques globalisés. Depuis 2011, il s’est tourné vers l’étude des changements d’échelle dans la production, la consommation et la régulation du vin dans un contexte de globalisation. Il est le fondateur de la Fabrique des écritures et il dirige le Groupement de recherche (GDR) « Image, écritures transmédias et sciences sociales ».

L’image est devenue omniprésente dans nos sociétés et l’émergence d’internet ne fait qu’accentuer son rôle dans les sociétés contemporaines. Paradoxalement, les sciences sociales s’emparent timidement de ces nouvelles opportunités pour fabriquer leur savoir et partager leur connaissance. Le groupement de recherche (GDR) « Image, écritures transmédias et sciences sociales » rassemble plus de cinquante sociologues, anthropologues, géographes, politistes, spécialistes des medias studies et du cinéma, et personnels d’appui à la recherche qui fabriquent des écritures transmédias et travaillent dans différentes institutions universitaires sur le territoire national.

Les écritures transmédias : films, documentaires sonores, objets multimédias

Les écritures transmédias regroupent le film documentaire, le web-documentaire, le film d’animation, le film expérimental, le portfolio, le documentaire sonore et des objets multimédias qui ont en commun de chercher à articuler du texte, des images et parfois du son. Ces écritures existent depuis la naissance des sciences sociales, mais la démocratisation des outils et les opportunités de diffusion numérique ont favorisé leur éclosion ces dix dernières années. On insiste en général sur le rôle de l’outil et du support en les réduisant un peu trop souvent à des instruments de valorisation ou de communication. Nous considérons un certain nombre de ces œuvres comme des écritures à part entière qui posent des questions identiques à l’écriture textuelle. Elles contribuent à produire des analyses et des représentations de la vie sociale et notre GDR s’intéressera à deux enjeux majeurs : le récit de l’enquête et la place de la chercheuse et du chercheur dans la Cité.

Une science sociale relationnelle et des enjeux réflexifs

Comment raconter la fabrique de nos enquêtes et nos ana-lyses ? Doit-on parler des conditions de l’enquête et envisager les problèmes éthiques et déontologiques que posent certaines enquêtes avec les populations étudiées, filmées, photographiées ? Ces questions de récit et de narration se posent à l’ensemble des sciences humaines, car nous sommes des sciences relationnelles où les chercheurs font partie du champ social. Le problème est différent pour un physicien ou un mathématicien alors que la sociologie ou l’anthropologie oblige les chercheurs à s’interroger sur leur objectivité ou la part de subjectivité des connaissances qu’ils produisent.

Dans nos disciplines, la fin des grands récits théoriques et idéologiques a inévitablement remis à l’actualité ces débats. Ces discussions concernent toutes les disciplines des sciences humaines, en particulier celles qui s’appuient sur des démarches qualitatives et qui attachent une attention particulière à la description. Les écritures transmédias impliquent de s’interroger sur la narration, car elles peuvent mobiliser différentes sensorialités. Elles se fabriquent aujourd’hui dans un dialogue renouvelé avec d’autres disciplines (littérature, cinéma, pratiques artistiques, etc.) qui cherchent aussi à développer des connaissances sur la société tout en utilisant différents procédés narratifs.

De plus, les débats critiques en photographie ou en anthropologie visuelle ont mis en évidence que ces films, ces photos ne sont ni une reproduction brute de la réalité ni une description objective de la réalité. Ces écritures révèlent des choix, des partis pris, des limites, c’est-à-dire tout un ensemble de contraintes inévitables de réduction de la réalité. Ces écritures transmédias ne sont jamais des documents ou des sources brutes, elles sont une construction de la réalité au même titre que l’écriture (sous forme d’articles ou de livres en sciences sociales) qui opère aussi des réductions de la réalité pour proposer une analyse de la vie sociale.

Des enjeux majeurs tournent donc autour de la manière d’écrire et de décrire la vie sociale, de présenter nos enquêtes, d’organiser leur narration, d’évoquer notre rapport à l’objet étudié, de statuer sur des enjeux éthiques, d’enrichir l’analyse de la vie sociale par la mobilisation des sensorialités. Au même titre que l’enquêteur plongé dans ses archives ou sur son terrain, celui qui restitue, celui qui photographie, celui qui filme opère une multitude de choix à différentes étapes de sa recherche. Par ses différents choix (lieux de tournage, cadrage, hors-champ, etc.), par la place qu’il donne aux entretiens ou à l’observation d’interactions sociales, par la variation des plans ou les variations des échelles d’analyse, les chercheurs d’une écriture transmédia réduisent la réalité et condense ses matériaux pour proposer son analyse. À l’étape du montage, d’autres choix sont également faits pour finalement construire une narration.

Dans une même perspective, les débats autour de la réflexivité de la chercheuse et du chercheur pourraient être davantage nourris par la contribution, en particulier, du film documentaire où le réalisateur est confronté à des choix narratifs qui impliquent éventuellement d’exposer son rapport aux filmés. Rappeler la présence d’un auteur peut être alors une posture épistémologique d’une science qui ne se revendique pas comme omnisciente, explicative, exhaustive, indiscutable, objective, mais qui cherche davantage à interpréter et questionner la complexité du monde social et ses contradictions. Cet exercice de recherche fait des sciences sociales qualitatives une connaissance relationnelle où l’enjeu des rapports entre les chercheurs et les groupes sociaux qu’ils étudient est majeur. L’auteur ne devient pas pour autant le héros d’une narration, car les chercheurs en sciences sociales gardent avant tout comme objectif d’analyser et interpréter des rapports sociaux.

Dans les écritures transmédias, la réflexion autour du récit et de la narration apparaît comme une dimension particulièrement féconde pour le renouvellement de l’ensemble de l’écriture des sciences sociales en général. Quand il s’agit d’un film, cette dimension semble ressortir et déclencher même une forme d’iconophobie chez des collègues suspectant les opérations de montage. Dans un ouvrage ou un article, la fabrique d’une enquête, le choix des sources et les choix inhérents de l’auteur au cours des différentes étapes de l’écriture semblent moins discu- tables et moins discutés. Pourtant, on voit bien que les différentes formes d’écriture s’inscrivent finalement dans une perspective épistémologique identique.

Un nouveau rapport à la Cité

Ces écritures transmédias interpellent aussi les sciences sociales sur leur rôle dans la Cité. À qui s’adresse les chercheurs, quel sont leur rôle dans la Cité ? Ces écritures transmédias se pré- sentent comme de nouvelles opportunités technologiques pour s’adresser à une multitude de publics et ne pas cantonner notre savoir à une élite académique. Nous sommes dans un contexte social où l’on constate des formes d’excès narratifs. Le monde économique, avec le marketing et la publicité, ou le monde poli- tique, avec de nouvelles formes de propagande, ont particulière- ment recours à l’image et au film pour construire des messages mythologisés et des imaginaires sociaux. Cette généralisation du storytelling, consistant à fabriquer des histoires voire à les inventer, sature l’imaginaire social. Les écritures transmédias de chercheurs en sciences sociales doivent absolument contrebalancer cette hégémonie en proposant d’autres représentations de la société et d’autres procédés critiques pour analyser la vie sociale.

Un Forum des écritures transmédias : insuffler une nouvelle dynamique

L’enjeu majeur du GDR consiste à surmonter cette margina- lité et à contribuer au développement d’un champ clairement identifié en construisant un réseau national de chercheurs en sciences sociales fabriquant des écritures transmédias. En collaboration avec le Festival Jean Rouch, nous organiserons en décembre 2019 un forum annuel au Mucem, à Marseille, pour faire communauté et mieux faire connaître ces films, ces documentaires sonores, au-delà de notre monde académique. Notre objectif ne sera pas seulement de montrer ces écritures, mais aussi de créer un événement pour parler de futurs projets. En effet, si ce n’est le Festival Sciences en lumière organisé chaque année à Nancy, peu d’occasions sont données aux chercheuses et chercheurs de présenter leurs projets à des producteurs, éditeurs ou diffuseurs pour co-fabriquer ces nouvelles écritures.
Nous tenons tout particulièrement à ne pas dissocier les enjeux scientifiques et intellectuels de l’environnement dans lequel nos écritures sont produites. En effet, l’organisation de la production, de la diffusion et de la distribution a un impact sur la manière de fabriquer nos écritures et diffuser nos œuvres. Les transformations actuelles de l’industrie de la télévision et du cinéma ont des répercussions importantes sur les conditions de production de nos œuvres. La montée en puissance du web et des plate- formes a modifié le rôle joué par l’ensemble des prescripteurs et des corps intermédiaires impliqués dans la chaîne de fabrication et de diffusion.

Nous espérons aussi que notre GDR permettra de construire un réseau national de diffusion dans nos universités et nos bibliothèques, dispositif inexistant à ce jour pour faire circuler ces écritures transmédias auprès de notre premier public, à savoir nos collègues et nos étudiants.
La Fabrique des écritures : un lieu inédit dans le paysage des sciences sociales

Le GDR sera piloté de Marseille car nous avons créé en 2015, au Centre Norbert Elias sur le campus de l’EHESS-Marseille en colla- boration étroite avec l’InSHS, un lieu : La Fabrique des écritures. Notre laboratoire n’est pas sur un campus universitaire ; il se situe au sein du centre interdisciplinaire de la Vieille Charité qui est un lieu idéal pour nous mettre en contact avec des musées de société et différents publics.
Nous disposons également d’une salle de cinéma, de salles d’exposition et d’une médiathèque en sciences sociales dans laquelle nous sommes en train de constituer un fond immatériel de ces écritures transmédias. Le GDR pourra mobiliser les outils numériques de la Fabrique pour animer des débats nationaux dans la perspective de fédérer les réflexions sur les écritures trans- médias et contribuer à la constitution d’une communauté autour de ce champ en plein développement.